ANNE LAVAL, plasticienne

 

Un trouble survient, indéniablement, lorsque l’artiste s’échappe de la représentation

pour atteindre la trame. Surgissent alors, presque à l’identique, des motifs qui

semblent autant de rappels aux ramures des cristaux de neige, aux entrelacs des

mousses, aux arborescences des fougères, à la géométrie des minéraux.

Un même trouble accapare la raison si l’oeil vient à rencontrer tels agrandissements

de paramécie, tel dessin qu’une pierre tranchée et polie recélait depuis la nuit des

temps, tel labyrinthe subtil que présente l’écorce de l’arbre ou la fissure du sol trop

sec, et qui évoquent, en fin de compte, l’application du peintre ou du plasticien,

versé, avant tout, dans le commerce des lignes.

C’est que de l’un à l’autre, il existe une continuité manifeste, une quasi-symétrie qui

ne connaît comme différence, à l’une de ses extrémités, que la liberté dont l’artiste

jouit en surplus ; un même code semble imposer sa règle sur tout travail de

l’harmonie dans la forme.

 

Un troisième champ peut se trouver illuminé des éclairs de ces allers-retours, et c’est

celui qu’a investi Anne Laval, empruntant pour le visiter un chemin de traverse.

Jamais il ne perd la direction des deux bornes qu’offrent les déroutants schémas de

la nature et leur reflet dans l’exercice virtuose des doigts de l’homme ; jamais non

plus il ne se soumet entièrement aux modèles de l’une, aux écoles de l’autre.

Car l’art des formes d’Anne Laval est, non pas le moyen terme, mais la renégociation

des terribles équilibres de la nature dans le jeu des techniques humaines. Dans son

art, elle semble libre de ces deux tutelles. Et pourtant, tout, dans ses suspensions,

ses reliefs, sonne le rappel de l’alphabet primordial ; elle n’est pas non plus

amnésique, et la conscience de l’examen des formes se lit dans son geste.

Il reste qu’elle ne se satisfait pas de reflet. Elle compose.

 

Toute méthode est rythme, écrivait Novalis, et la pulsation du monde s’entend dans

les matrices secrètes d’Anne Laval. Seulement ses matrices, ses chaudrons, n’ont

comme signatures d’autres courbes que celles de sa propre imagination. Quelle

audace, dans un art si peu ornemental, quelle magnifique audace.

Il apparaît parfois, au terme de longues années de recherche, d’ascèse, de sacrifice,

dans la vie d’un artiste, une manière de dénuement qui exprime la complexité du

monde rétrospectivement aux enseignements, et même, quel que soit notre effroi,

rétrospectivement au langage. Il arrive, bien plus rarement encore, qu’une telle façon

de justesse, surgisse dès l’abord dans le travail de l’artiste.

Les formes, les suspensions, les impressions d’Anne Laval, sont autant de comptesrendus

de son appropriation des structures primordiales, et de l’accord parfait entre

sa propre vibration et la pulsation du monde. Il n’y a pas d’impérialisme plus doux, et

dans le même temps moins inflexible, que celui de l’artiste qui a découvert la

formule, l’a assimilée à son propre ADN.

 

Ainsi, ses créations, si proches d’objets que la nature recèle en manière de

merveilles, ne sont pas pour autant des épigones ou des trompe-l’oeil, mais des

homologues, ressortissant à un domaine qui dialogue avec la nature sur le même

registre, empruntant ses arguments aux mêmes lexiques.

 

Nid, montagne, paésine trouvent alors dans les réalisations d’Anne Laval, leurs

analogues. Des suspensions, des plaques sur lesquelles s’imposent des camaïeux

de gris, du plus éblouissant au plus mat. D’apparence aussi fragile qu’au sortir d’une

dissection, ils semblent s’intégrer à l’air, après l’avoir griffé. Mieux dit : ce sont des

gravures en trois dimensions.

Pour en marquer les courbes, les traits, pour gonfler leurs chambres, elle emploie

indifféremment matières et matériaux ; câbles de l’industrie et fils naturels se

monnayent de même valeur dans son atelier. Corde à piano, laine d’acier, encre,

plâtre, dentelle, rencontrent la fleur de pissenlit et la clématite sauvage, issues d’un

sol indifféremment enrichi de terre ou d’argent.

 

Dès lors les mouvements tectoniques qu’Anne Laval reproduit à l’échelle de ses

mains, ne peuvent ignorer les polymères et les alliages, les intègrent au grand

arsenal naturel, soulignant que l’homme jusque dans ses gestes les plus

sophistiqués agit à l’échelle d’un monde qui a ordonné sa propre biologie.

Un tel rappel à la vie se lit dans toute l’oeuvre d’Anne Laval, et les noms qu’elle

attribue à ses compositions justifient leur portée métaphorique tout autant par leur

accès au secret de la formule que par l’évocation visuelle dont leur forme offre un

écho tout aussi symbolique au domaine naturel.

Et si à défaut d’autres mots, elle les intitule : Cailloux reliques, Paysages de

Poussières..., ce n’est pas, répétons-le, parce qu’ils en donnent les copies, mais

parce que notre vocabulaire n’a pas (encore) de mots pour eux. Ce sont en fait des

périphrases, des figures, comme soleil domestique pour qui ignorerait le mot

ampoule, ou l’arbre à fumée que décrirait celui qui n’a jamais aperçu de cheminée.

 

 

Prenons ses Pluies blanches, dont les tiges de longueurs inégales donnent l’image arrêtée ou pour le moins allongée de la chute d’une pluie, rappelant même dans la torsion de la tige de maintien un autre mouvement, celui des étoiles sur un appareil photographique au temps d’exposition contrôlé. Elle fait de la pluie la chevelure du ciel, projetant dans les airs les nixes dont Apollinaire nous disait, il est vrai, qu’elles avaient les cheveux verts. Mais toute couleur est rapportée dans le travail d’Anne Laval à un gris dégradé ou rabattu, du blanc impur aux abords du noir.

Une pluie qui arroserait sans surprise ses Plantes « plastiquement » modifiées à la base desquelles on ne saurait faire le départ entre la terre et la résine qui entrent en œuvre également dans leur fabrication ; et jusqu’aux plantes qui émergent d’une masse bulbeuse finissent de décontenancer l’œil par leur blancheur devenue ainsi et littéralement extraterrestre.

Appuyant cette étrangeté, les Cailloux reliques qui, bien que manifestement issus d’un même sol, d’un même terreau, paraissent promis à une galerie surréaliste avec leur liseré de dentelle poussant à l’extrême, donc à l’humain, ce que les ornements naturels des pierres (gneiss, agate, septaria) inaugurent dans leur chambre sans sculpteur, sans spectateur. Ici, le raffinement de l’aïeule dentelière épouse le moule primitif de la nature – ruban de broderie, pièce rapportée, mais à sa juste place, comme si la forme s’était préparée à la recevoir, portant alors le viatique de deux passés.

Plus emblématiques encore de l’art d’Anne Laval, ses Chrysalides suspendues ne gardent du coffre naturel de la nymphe que la rotondité accrochée. Car pour la protection, elles sont ajourées, laissant filtrer dans leurs entrelacs le courant d’air qui porte l’œil. Telle une armature passée aux rayons X, cette chrysalide n’autorise au regard que le squelette de la fibre, fruit de savantes torsions dont les nids de cassiques ont posé le modèle, cérémonie d’enchevêtrements à laquelle, somme toute, l’arachnide préside bien mieux encore que l’insecte ou l’oiseau.

De ce lacis protecteur aux Paysages de poussière, il n’y a qu’un pas, celui de l’ouverture déclarée. Ce mouvement, elliptique, est bien le même qui régit les chrysalides, mais sa révolution de crins est plutôt celle d’une chevelure, lent déploiement d’une mèche accordé à l’impulsion cosmique, image de la traînée des comètes telle qu’en offrent les livres, avec son cortège de poussières. Celles d’Anne Laval sont en devenir, saisies à l’instant où la ligne est près de le céder au point.

De telle façon que certains de ces Paysages de poussière, les plus impressionnants sans doute, quittent le volume pour se figer sur la plaque. Un recul entropique qui s’impose en panorama avec ses paysages en aplat (métal et cellulose), rappel lointain mais impérieux aux villes fantômes et déserts environnants que l’on découvre, stupéfait, dans les marbres de Toscane.

Ces alugraphies dévoilent en quelque sorte, avec leur passage au plat (à la plaque), la matrice d’un art qui pourtant ne se reproduit qu’à la nuance près, comme la vie, pariant sur l’évolution à chaque nouveau réseau. Il faut pour emplir les pages d’un pareil manuel faire cas égal de la symétrie et de la dissymétrie, connaître en soi un profond enracinement naturel autant que la dextérité de l’artisan.

Une main dans le coffre à outils, l’autre dans la terre, n’est-ce pas là la plus juste place du créateur, la plus juste place de l’homme ?

 

Denis Boyer